jeudi 7 février 2008

Des polaires sous les Tropiques

De prime abord, retrouver l’équipe polaire de GEOLAB au milieu de la jungle cambodgienne ne manque pas de piment (c’est donc en parfait accord avec la cuisine khmère). D’aucun crierait même à la faute de goût !
Et pourtant, il s’agit là d’une illustration que la recherche fondamentale – cette ogresse qui avalerait sans remords des crédits publics et ne produirait jamais rien de « rentable » –, cette recherche fondamentale, par essence gratuite et a priori inutile peut s’avérer, un jour, quasiment à l’insu de son plein gré, d’une utilité tout à coup éclatante. Pensez : il ne s’agit, ici, rien de moins que proposer des solutions pour conserver un des joyaux culturels du Patrimoine mondial de l’Humanité.
En effet, les techniques d’étude de la dégradation naturelle des fines sculptures khmères sur les temples en grès d’Angkor s’appuient sur des années de recherches menées, de 1979 à 2005, en milieux polaires et subpolaires, du Spitsberg à l’Islande, de la Laponie au Labrador, de l’Antarctique aux îles Féroé. Les méthodes de quantification des vitesses de destruction des roches et minéraux qui avait été mises au point pour des surfaces rocheuses polies et sculptées par le passage des glaciers sont désormais transférées à des surfaces rocheuses polies et sculptées par l’Homme… Certes l’agent qui a façonné la pierre diffère, les processus de destruction aussi, mais la façon de les aborder, les manières de rendre compte des modalités et des vitesses de destruction des dentelles de grès ou des pulpeuses Apsara par les agents atmosphériques et biologiques sont, quant à elles, bien les mêmes (on doit quand même avouer que les membres masculins de l’équipe semblent considérer avec davantage d’attention l’évolution des courbes des poitrines des danseuses célestes qu’ils ne le faisaient avec les dos de baleine* glaciaires des contrées boréales).
Des dos de baleine aux poitrines des Apsaras, les géomorphologues étudient les formes de relief...

Sans cette expérience préalable, les chercheurs en charge de la conservation des temples joueraient inévitablement aux apprentis sorciers avec ces trésors culturels ; ainsi, il y a quelques années, certaines équipes (soyons fair-play, ne les nommons pas) avaient proposé de protéger les temples en les recouvrant d’un vernis isolant… Mal leur en a pris : ce vernis contenant de la matière organique, il s’est avéré un lieu de résidence providentiel pour champignons et bactéries qui, recourant à de véritables guerres chimiques pour conquérir l’espace, ont détruit en quelques années, tout microbes qu’ils sont, l’écorce finement sculptée du temple millénaire. Une bonne dose de recherche fondamentale en amont aurait probablement permis d’éviter ce désastre scientifico-culturel…
Nous continuons notre travail en deux équipes parallèles ; Denis et moi continuons nos relevés colorimétriques, mais aujourd’hui, les enfants du Chau Say Tedovah nous ont observé toute la matinée, amusée par le flash du colorimètre, une compagnie avouons-le beaucoup plus agréable que celle des convois de touristes japonais qui nous demandent, eux, de nous pousser pour pouvoir prendre leurs myriades de photos…
En rentrant, jour férié oblige, l’unique porte de sortie d’Angkor Thom (de la largeur d’un car plus une paume de main de chaque côté) était prise d’assaut par une file de piétons, une de vélos, une de motos, une de tuk-tuk, une de voitures, une de 4x4 et une de cars, dans chaque sens évidemment ; comme si toute le circulation remontant et descendant les Champs-élysées s’acharnait à vouloir absolument passer, en alternance, sous l’Arc de triomphe. Bloqué près d’une demi-heure dans ce capharnaüm polluant, nous avons donc fait le plein de CO2 et de monoxyde carbone.
* Dans le langage géomorphologique, les dos de baleine sont des affleurements rocheux bombés sculptés par le passage des glaciers. Leur silhouette évoque celle des mammifères marins lorsqu’ils viennent respirer en surface.

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