mercredi 6 février 2008

United Colors of Baphuon

Le Baphuon (prononcer : bapouonne) est un temple-montagne dont l’histoire aurait pu être écrite par les meilleures scénaristes d’Hollywood : grandeur, décadence, anéantissement puis résurrection ont jalonné les 1000 ans de cet édifice bâti à la gloire de Udayâdityavarman II. Comme tous les autres monuments angkoriens, le Baphuon a connu une « hibernation » sous couvert forestier de 5 siècles. Redécouvert au 19e siècle par les scientifiques de l’EFEO, l’édifice présentait de graves faiblesses structurales menaçant son maintien. En 1945, des éboulements furent observés. Une reconstruction par anastylose – une méthode ayant fait ses preuves ailleurs – fut décidée et les travaux commencèrent en 1961 sous la direction de Bernard-Philippe Groslier. Une à une, les pierres du Baphuon furent déposées et stockées dans la jungle environnante. Chaque pièce fut scrupuleusement numérotée et son emplacement consigné avec minutie dans des registres. Au début des années 1970, il ne restait à l’emplacement du Baphuon central que le tas de sable originel que les ingénieurs allaient faire habiller de béton afin de remonter le temple sur une assise solide. Indirectement, les Khmers rouges allaient en décider autrement : envahissant Phnom Penh, ils détruisirent dans la folie meurtrière qui les animaient les précieux cahiers de dépose. 300 000 pierres redevenues désormais anonymes se trouvaient ainsi éparpillées sur près de 10 ha dans la jungle.

Le plus grand puzzle du monde, en trois dimensions de surcroît, et avec des pièces pesant plusieurs dizaines de kilos chacune… On pensait le Baphuon perdu à jamais, d’autant que certaines pierres sculptées furent pillées. Mais les scientifiques de l’EFEO ne baissèrent pas les bras. En 1995, Pascal Royère décida de tenter le remontage du temple avec l’aide d’un programme informatique. Pari réussi ! Ce puzzle sera terminé courant 2009 et le Baphuon retrouve progressivement sa splendeur d’antan.



Quelques pièces du puzzle Baphuon


Mais que faisons-nous donc sur le Baphuon puisque c’est Ta Keo le cœur de notre programme ? N’allez pas croire que privés de matériel nous faisons du tourisme. Même si un tour de Bayon à dos d’éléphant fait très envie à Franck. Le grès, une fois extrait de la carrière sous forme de blocs quadrangulaires, se transforme sous l’action de tout un panel processus physiques, chimiques ou biologiques que l’on regroupe sous le terme de météorisation. L’épiderme rocheux est vivant : sa porosité se modifie, sa minéralogie se transforme, sa texture évolue. Un des signes éclatants de cette transformation est la couleur changeante de la pierre : une patine se forme et le grès, de verdâtre lorsqu’il est frais et sain, vire au brun orangé lorsqu’il est altéré ou à mesure que les limons ocre échappés de la latérite et importés par le vent viennent se fixer à sa surface. La vitesse d’acquisition de cette patine par les grès angkoriens n’est pas connue par les scientifiques. Or, ce paramètre serait un élément supplémentaire permettant d’estimer la vitesse de renouvellement de la surface du Ta Keo. L’intérêt du Baphuon surgit tout à coup : certaines pierres sont contemporaines (elles remplacent les pièces volées) et ont été placées à une date connue avec précision (deux périodes de restauration : entre 1965 et 1970 pour les bibliothèques ; depuis 1996 pour le temple lui-même). Nous pouvons donc observer la transformation progressive de ces pierres en comparant les plus récentes (celles que taillent sous nos yeux les ouvriers cambodgiens) avec celles placées précédemment.




Ceux qui travaillent assis au soleil surveillent ceux qui travaillent assis à l'ombre...


Pour qualifier objectivement la couleur de ces surfaces rocheuses, nous utilisons un spectrophotomètre. Nous dévoyons un appareil dont l’usage habituel se situe davantage dans l’industrie (couleur du papier, couleur de plastiques, couleur de peintures, couleur des fromages, etc.) ou le monde médical (suivi de cicatrisation par la couleur des cicatrices) qu’au milieu d’une jungle tropicale. Mais les géomorphologues ont l’habitude de ces détournements : le marteau Schmidt qu’utilisent les cimentiers pour mesurer la résistance des bétons a ainsi été recyclé dans la mesure de la résistance des roches (une mesure qui renseigne incidemment sur leur degré d’altération) voire même dans la datation de dépôt (morainiques par exemple).


Le spectrophotomètre est une lampe au xénon qui un émet un flash dans une sphère blanche percée. Le trou (d’un diamètre de 8 mm) à la base de la sphère est en contact avec la surface colorée. Lorsque le flash se déclenche, la surface de la roche est éclairée et renvoie la lumière. Un capteur situé au sommet de la sphère analyse instantanément ce signal retour et le transforme en une série de chiffres suivant un système de codage des couleurs (en l’occurrence, le CIE L*a*b* pour ceux qui veulent vraiment tout savoir). La mesure est a priori simple à réaliser, mais la nécessité de trouver des surfaces verticales et de dimensions correctes oblige à quelques acrobaties.


L’intérêt de cet appareil est de rendre la mesure objective et invariable d’un jour à l’autre ou d’un opérateur à l’autre : imaginez la qualité d’un débat scientifique entre un opérateur qui voit une surface rouge étrusque et son voisin qui ne démord pas du fait qu’elle est plutôt rouge Titien voire couleur cuir de Russie… encore plus si l’un des deux est daltonien… Au moins, désormais, nous ne pouvons qu’être d’accord. Même si la poésie en prend un sacré coup.

L’arlésienne « scanner 3D/ station totale » nous fait toujours passer par toutes les couleurs : ce matin, à 6h30 (oui, Raphaël : six heure trente !), alors que nous nous apprêtions à prendre le petit-déjeuner, un coup de fil nous apprend que le matériel pourrait être débloquer si nous obtenons l’accord écrit du directeur de l’Autorité APSARA, organisme en charge de la conservation du site d’Angkor. On imagine alors mal obtenir cela en moins de 24 heures, voire en moins d’une semaine. Une folle journée émaillée de coups de téléphone, fax, et autres emails commence pour Marie-Françoise. En attendant, Franck et Olivier entame la photogrammétrie système D, sans station totale, mais avec des repères faits maison. Le soir, un premier traitement rapide des données donne des résultats déjà encourageants. Les stratégies de perfectionnement émergent pour le lendemain. On sent que l’espoir renaît. 22 heures dernier coup de téléphone de la journée. On nous annonce que le matériel sera livré à l’hôtel dès 6h30 le lendemain matin. « Champagne ! » s’écrierait-on en temps normal. Ce sera plutôt une autre boisson à bulles, sans alcool, marron et très sucrée…


Aucun commentaire: